Après le soulèvement populaire d’octobre dernier et la crise du coronavirus, les manifestations contre la crise économique ont repris au Liban depuis début juin. Au-delà des demandes de réforme monétaire, c’est avant tout un ras-le-bol contre les fondamentaux de leur système politique qu’expriment les Libanais… parfois dans la violence.

Depuis le 6 juin dernier, le Liban vit au rythme des cris « révolution, révolution » des manifestants antisystème. Ils sont désormais des dizaines de milliers à manifester contre le pouvoir en place. La mobilisation gagne l’ensemble du pays et des manifestations ont eu lieu dans la capitale Beyrouth, à Tripoli dans le Nord, à Saïda et Kfar Remmane dans le Sud. Les rassemblements sont à l’origine pacifiques mais certains casseurs pillent des banques, des magasins et lancent des pierres et des cocktails Molotov à l’attention des forces de l’ordre. En réponse, les Forces de Sécurité Intérieure, les brigades anti-émeutes et l’Armée libanaise font usage de gaz lacrymogènes et de balles en caoutchouc pour disperser la foule. À la suite de ces affrontements violents, plus de 120 personnes ont été blessées le samedi 13 juin.

Carte du Liban (SOURCE : NATIONS ONLINE PROJECT)

À l’origine de ces manifestations, la chute historique de la livre libanaise (LL) qui a perdu 70% de sa valeur face au dollar la semaine dernière. Depuis 1997, elle est indexée sur la monnaie américaine, avec un taux fixe de 1 507 livres pour un dollar. Les deux monnaies sont utilisées de façon interchangeable. Vendredi 12 juin, le taux de change a atteint les 5 000 LL/USD. Une fausse rumeur a même établi le niveau de la livre à 7 000 LL/USD, provoquant la colère des manifestants.

La crise est historique pour le Liban. De nombreux commerces font faillite et les licenciements massifs sont de plus en plus fréquents. Les mesures prises pendant deux mois contre le coronavirus ont aggravé la situation. Le confinement s’est étendu du 15 mars au 26 avril, les commerces non essentiels comme les restaurants et les bars avaient dû fermer et tous les vols aériens avaient été suspendus. De nombreux Libanais ont été privés de leurs revenus et les classes moyennes ont basculé dans une situation de précarité. C’est désormais 60% de la population qui vit sous le seuil de pauvreté et plus de 40% des Libanais seraient au chômage. Plombé par une dette de 92 milliards de dollars (170% de son PIB), le Liban a fait défaut de paiement début mars, pour la première fois de son histoire. Depuis fin avril, le pays est suspendu à une éventuelle aide financière du Fonds Monétaire International (FMI) de 10 milliards de dollars.

En réaction à l’ampleur des manifestations, le président Michel Aoun a convoqué une « réunion urgente » en fin de semaine pour « [injecter des] dollars sur le marché de la Banque du Liban ». Le chef du Parlement s’est engagé à faire passer le taux de change en-dessous de la barre des 4 000 LL/USD en début de semaine.

Au-delà des préoccupations économiques, un ras-le-bol politique

Dès la reprise du mouvement, ce sont les slogans politiques qui l’ont emporté sur l’inquiétude économique. Cet ex-serveur de restaurant désormais au chômage scande par exemple : « Qui joue avec la livre ? Il y a des gens qui profitent de sa dégringolade et c’est nous qui en payons le prix. Qu’ils rentrent chez eux tous ces politiciens incapables ! La violence, je ne suis pas pour, mais c’est le seul moyen de se faire entendre ».

La mobilisation s’oriente donc contre la classe dirigeante, quasiment inchangée depuis la fin de la guerre civile (1975-1990). Les gouvernants sont aujourd’hui accusés de corruption, de népotisme et de clientélisme. Pour Nadim, manifestant et étudiant, les coupables sont « les partis politiques, qui sont plutôt des mafias et qui règnent aujourd’hui au Liban ».

Les manifestants ont parfois exprimé leur colère avec violence (SOURCE : FRANCE 24)

Les origines de ce nouveau soulèvement se trouvent dans le mouvement révolutionnaire d’octobre 2019. Les manifestations alors pacifiques avaient poussé le Premier Ministre Saad Hariri à la démission. Les manifestants avaient souhaité la formation d’un nouveau gouvernement, formé exclusivement de technocrates. Ces experts dans leur domaine étaient censés ne répondre à aucune loyauté politique. Ce renouveau a bien été mis en place en décembre 2019 avec l’arrivée de l’universitaire Hassan Diab au poste de Premier Ministre. Seulement voilà, les ministres apparaissent toujours soumis à une attache partisane. Le nouveau gouvernement ne bénéficie pas de la confiance de l’opinion publique et ce manque d’évolutions avait déclenché de premières manifestations violentes dès décembre. Le constat parmi les manifestants est aujourd’hui amer. Pour Susanne restauratrice à Beyrouth, « depuis octobre, rien n’a changé ».

Les demandes des manifestants ont donc quelque peu évolué : démission du Premier Ministre Hassan Diab et du gouverneur de la Banque Centrale Riad Salamé, constitution d’un gouvernement provisoire et organisation d’élections législatives anticipées.

Certains réclament également l’application de la résolution 1559 des Nations-Unies. Cette mesure prise en 2004 exige le désarmement de toutes les milices armées au Liban. Pour certains, il en va de la réussite du combat contre la corruption. Ce manifestant déclare : « tant qu’il y aura des milices plus fortes que l’État, il sera impossible de combattre la corruption ». Derrière cette demande, se trouve en réalité la volonté de désarmement du Hezbollah, groupe islamiste chiite basé au Liban et considéré comme terroriste par les États-Unis et l’Union Européenne. Il est accusé de gangréner les sphères du pouvoir et est notamment associé au Président de la République Michel Aoun.

Des dirigeants politiques concentrés sur le jeu électoral

Du côté du gouvernement, pas de réponses concrètes à la crise systémique que traverse le pays, mais plutôt la persistance de querelles partisanes. Le Premier Ministre Hassan Diab a notamment critiqué son prédécesseur Saad Hariri, l’accusant d’une mauvaise gestion financière.

Le Président Michel Aoun s’est exprimé vendredi 12 juin devant les Libanais au sujet de la crise économique et des manifestations (SOURCE : LIBANEWS)

Vendredi 12 juin, le général Michel Aoun a qualifié de « complot » la chute de la monnaie libanaise. Il a déclaré : « les experts financiers ont souligné que le dollar ou toute autre devise ne pouvait pas sauter en quelques heures jusqu’à présent. C’est ce qui exclut le caractère de spontanéité de tout ce qui s’est passé, et indique un schéma ». La cible de ces attaques : le gouverneur de la Banque Centrale Libanaise Riad Salamé. Le conflit entre les deux hommes est bien connu et, selon certains observateurs, le Hezbollah chercherait à évincer le gouverneur du monde politique.

Un vent de révolution institutionnelle ?

Parmi les discours qui ressortent dans les manifestations, il y a le désir d’unité entre les communautés libanaises face aux élites politiques.

Les manifestations rassemblent des dizaines de milliers de personnes dans tout le pays depuis dix jours (SOURCE : LE PARISIEN)

Le pays se divise en 17 communautés reconnues, confessionnelles ou non : 31% de musulmans chiites, 29% de musulmans sunnites, 20% de chrétiens maronites, 12% de grecs-orthodoxes et des minorités druzes et arméniennes.

La division communautaire est même à l’origine de l’organisation des institutions libanaises. Les postes de gouvernement sont répartis en fonction des confessions : le Président de la République est toujours chrétien maronite, le Premier Ministre sunnite, le Président de la Chambre des Députés chiite et son vice-président grec-orthodoxe. Au Parlement, la moitié des sièges va aux chrétiens tandis que l’autre moitié revient aux musulmans.

L’objectif de cette répartition proportionnelle des postes est d’arriver à un consensus entre toutes les communautés, pour le plus grand intérêt de la population. Les institutions libanaises fonctionnent donc sur les bases de grandes coalitions et de vetos mutuels entre les plus hautes fonctions de l’État. Il s’agit d’un mode de gouvernement confessionaliste (répartition des postes entre les confessions) et consociatif (mode de gouvernement par le consensus). Parmi les piliers de ces deux doctrines se trouve aussi le gouvernement par les élites. Cette modalité permet d’éloigner la décision politique de la société et de ses divisions.

Pourtant, c’est bien ce gouvernement des élites qui pourrait permettre aux Libanais de s’unir dans le soulèvement actuel. Alors que le système libanais cherche à trouver le consensus, ce dernier semble aujourd’hui se trouver en dehors de la sphère institutionnelle : dans les rues, contre les élites dirigeantes. La colère des manifestants pourrait faire craindre une révision des piliers de gouvernement du Liban.

Mais, cette volonté de réforme politique se heurte à l’attachement d’une grande partie de la population au système de gouvernement déjà en place. Des divisions entre les communautés subsistent aussi toujours, comme l’ont montré les récentes manifestations. Samedi 6 juin, des heurts ont éclaté entre plusieurs quartiers de Beyrouth à la suite de slogans haineux prononcés à l’encontre de la communauté sunnite. L’armée a dû intervenir entre le secteur de Barbour, à majorité chiite et le secteur de Tarik-El-Jédidé, sunnite.

Le Liban traverse donc sa pire crise économique depuis la fin de la guerre civile. Mais au-delà de ça, la reprise des manifestations au Liban est le signe d’une volonté de changement politique et une contestation contre les élites, au pouvoir depuis plusieurs décennies. La poursuite ou non du mouvement populaire pourra dire si cette rupture politique sera source de changements institutionnels.

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